Chapitre 13 : Léo enquête sur Georges Destouches.
Bien que rien de précis ne ressortait encore de ce que Suzanne Flandrin avait révélé, nous sentions, Odile et moi, qu’un puzzle était en train de se construire sous nos yeux. Odile m’appela après la visite des hommes de la DGSI. Elle donnait l’impression de prendre tout cela avec beaucoup de philosophie.
— J’ai surtout pensé à protéger Suzanne de ces abrutis, dit-elle. Par conséquent, je leur ai raconté tout ce que nous avons déduit de ses dires.
— Vous avez très bien fait, Odile. Il ne faut pas jouer au plus fin avec ces gens. Ils auront toujours un coup d’avance sur vous. Et de toutes manières, on rame dans le même bateau et pour la même cause.
— Oui… néanmoins, ils n’ont pas l’air très éveillés. J’ai eu l’impression qu’ils n’avaient pas identifié les récurrences de faits et la logique qu’il y aurait derrière.
— Qu’ont-ils dit des nombres ? Lui demandai-je, espérant qu’ils auraient déniché quelque indice.
— Rien et je me rends compte que j’ai complètement oublié de leur en parler… fit-elle avec un soupçon d’angoisse dans la voix. J’espère qu’ils ne m’en voudront pas…
— Appelez-les et demandez à les revoir. Il faut qu’ils sentent que vous travaillez avec eux, lui dis-je. Nous ne cherchons pas à les doubler ni à retirer une quelconque gloire à dénouer le nœud de cette affaire avant qui que ce soit. S’ils trouvent avant nous, je serai tout aussi satisfait. Le plus important c’est de préserver la source. Je veux dire Suzanne. Il faut à tout prix qu’ils ne craquent pas et n’aillent pas l’interroger avant qu’elle ait donné tout ce qu’elle a à donner. Vous comprenez ?
— Oui Léo. Nous sommes bien d’accord. Mais rassurez-vous, ils ne m’ont pas donné cette impression. Ils étaient juste un peu perdus. Il y avait ce jeune homme qui avait l’air plus réceptif. Je pense que lui a compris. Ils m’ont dit qu’ils allaient s’intéresser à Georges, l’ex-petit ami de Suzanne.
— C’est logique. J’aurais fait la même chose.
— Vous « auriez » ? demanda-t-elle sur un ton perplexe. J’espère seulement que vous n’allez pas lâcher l’affaire, Léo !
— Non, non ! Rassurez-vous. Je vais aller enquêter de ce côté mais cela va être un peu plus délicat maintenant qu’ils sont à ses trousses. Je vais devoir improviser…
— Ouf ! Vous m’avez fait peur. Je compte sur vous pour que je sorte de cette affaire au plus vite. J’ai l’air de m’en accommoder mais cette surveillance permanente devient pesante. Jean, ne me parle plus et nous ne vivons plus comme avant. Vous comprenez ?
— Je ne vous lâche pas, Odile. Comptez sur moi. J’ai parlé avec mon fils des travaux de Hautecour et il va nous aider. On pense qu’il y a là quelque chose d’important pour anticiper la suite. En attendant je vais aller faire la connaissance de ce Georges. S’il a quelque chose à annoncer à Suzanne, ce serait parfait que nous le sachions avant elle.
Odile me dit alors qu’elle ne voyait pas bien ce que la révélation de Georges pourrait bien nous dire de ce qui allait arriver. Quel lien pouvait-on faire à priori entre les 39 scalps d’Amérindiens et la variole ? Quel lien pouvait-on faire entre les 68 types de passereaux et la grippe espagnole ? En admettant que Georges ait fait une collection de vases de chine, qu’est-ce que cette collection nous dirait de ce qui allait advenir ? Tout cela n’avait pas de sens et elle ne semblait avoir pas tort à priori.
— Il doit y avoir un lien, lui dis-je. La grippe espagnole n’est-elle pas à l’origine une grippe des oiseaux ?
— Vous voulez dire une grippe aviaire ? Fit-elle.
— Oui c’est cela !
— J’avoue que je ne me suis même pas posé la question. Mais on doit pouvoir vérifier sur internet.
— Bingo ! Fis-je alors que j’affichai la page Wikipedia sur le sujet. La grippe espagnole est une grippe H1N1. L’article n’est pas clair, mais on y parle de soldats en nombre en poste au Kansas. Ils auraient vécu à proximité de cochons eux-mêmes évoluant au milieu des oiseaux de la ferme. On dirait bien que la grippe espagnole est d’origine aviaire. Donc, ici les passereaux désigneraient le vecteur, l’origine du mode opératoire.
— Mais ce n’est pas le cas des scalps qui désignent plutôt les victimes, fit Odile dubitative.
— Effectivement, fis-je déçu. Mais au moins, nous venons de comprendre que le messager donne des indices sur la cible que l’assassin vise ou sur son mode opératoire. La collection que Georges Destouches est peut-être en train de constituer pourra nous orienter.
— Si vous pouviez avoir raison… fit Odile qui semblait soudain épuisée.
Le surlendemain, je me rendis au siège de la dernière maison de disques que Georges Destouches avait dirigée en France dans le sixième arrondissement de Paris. Je me dis que les gars de la DGSI devaient être passés la veille pour interroger le personnel et mon flair ne me trompa pas. Je demandai à rencontrer quelqu’un qui aurait bien connu Georges Destouches. Je fus reçu par le nouveau directeur général.
— Vos collègues sont déjà passés hier, me dit l’homme qui semblait visiblement agacé par l’irruption de tant de flics dans sa petite vie tranquille.
— Oui je suis au courant, mais justement, nous aimerions encore vérifier quelques détails. Vous occupez, lui dis-je, le bureau que monsieur Destouches occupait jadis, n’est-ce pas ?
— C’est exact. Mais vos collègues m’ont déjà posé cette question et ils ont tout retourné.
— Je sais monsieur Gomard. Mais je dois absolument vérifier un détail qui nous aurait échappé hier. Je suis vraiment navré… lui mentis-je.
— Ecoutez… j’ai un rendez-vous très important dans un quart d’heure à l’autre bout de Paris. Puis-je vous confier aux bons soins de ma secrétaire ?
— Aucun problème.
— Promettez-moi seulement de ne pas tout retourner à nouveau. Simone a passé la journée d’hier à tout remettre en ordre. Elle est un peu à cran !
— Ne vous inquiétez pas, je ferai très attention. Je vous le promets, monsieur Gomard.
Gomard appela sa secrétaire qui arriva au pas de course.
— Simone, fit Gomard, je vous présente le lieutenant Degois qui enquête avec les gens qui sont déjà venus hier. Voyez ce qu’il veut voir et accompagnez-le.
Simone était une petite femme joufflue à la mise en plis bien ajustée. Une véritable secrétaire comme on en voyait dans les fictions se déroulant dans les années soixante. Elle portait un tailleur beige clair et devait avoir la petite soixantaine.
— Bonjour Madame, lui dis-je. Je voudrais revoir le bureau de monsieur Gomard.
Simone me pria sèchement de la suivre. Elle marcha dix pas devant moi et ouvrit une porte au fond d’un couloir.
— C’est ici. Et de grâce ne recommencez pas à mettre tout en désordre !
— Il faut que vous entriez avec moi, Simone, lui dis-je. Il me faut un témoin.
Elle me montra le passage en levant les yeux au ciel et entra à ma suite. La pièce qui constituait le bureau de Gomard était assez grand pour contenir un salon, une table de réunion et un bureau. Aux murs étaient suspendus des disques d’argent, d’or, de platine et de diamant qui étaient venus saluer les succès de la maison. Tout de suite je me dis que cela ressemblait à une collection et j’ouvris un carnet pour les compter. Simone, me regardant faire, m’interpella.
— Vous vous intéressez aux récompenses ? Me fit-elle. Elles ne sont pas toutes là. Monsieur Gomard a fait un peu de ménage lorsqu’il est arrivé. Monsieur Destouches, notre ancien patron, en avait recouvert les murs…
— Vous l’avez connu ? lui demandai-je. Je veux dire Monsieur Destouches…
— Oh oui ! C’était un super patron. C’est lui qui a obtenu toutes ces récompenses. Je ne devrais pas vous le dire, mais, depuis que monsieur Gomard est le patron, nous n’avons plus rien décroché sauf celle-ci…
Elle me montra un disque d’argent qui avait été obtenu par un artiste de R&B que j’ignorais totalement.
— Mais si ce sont les récompenses que vous voulez dénombrer, poursuivit-elle, je peux vous donner un tableau que je tiens à jour.
— Oui. Ce serait très aimable, madame, lui dis-je obséquieusement.
Tandis que nous quittions le bureau pour aller dans celui de Simone, je lui posai encore quelques questions.
— Ce Georges Destouches est une vraie pointure du show-business, n’est-ce pas ?
Simone se retourna vers moi avec un air plus détendu. On pouvait lire sur son visage qu’elle avait une admiration sans bornes pour son ancien patron.
— Oh Monsieur ! Monsieur Destouches avait le don de dénicher les artistes à succès. Ce n’est vraiment pas donné à tout le monde, vous savez. Il avait le flair pour ça ! C’était un vrai producteur.
— Il exerce toujours, n’est-ce pas ? Lui demandai-je.
— Oui bien entendu. Vous savez on ne quitte ce métier que le jour de son dernier souffle. Enfin, je veux parler des vrais… comme monsieur Destouches. Monsieur Gomard, lui, prendra tranquillement sa retraite bien avant !
Elle avait lâché cette sentence sans retenue. Elle sortit d’un dossier un paquet de feuilles qu’elle alla photocopier et revint pour me le remettre.
— Voilà ! Dit-elle. Vous avez ici toutes les récompenses que la maison a obtenues depuis sa création. Trente disques d’argent, vingt disques d’or, dix disques de platine et six de diamant. Toutes, sauf une, sont l’œuvre de monsieur Destouches.
Je fis un rapide décompte mental. Cela faisait soixante-cinq récompenses pour Destouches. Je questionnai encore.
— Savez-vous où est allé monsieur Destouches ?
— Oh oui ! Il travaille à la maison mère à New-York aujourd’hui. Vous pensez bien qu’avec un pareil pédigrée ils n’ont pas mis longtemps à le faire monter !
— Et il a toujours autant de succès ?
— Cela n’a pas été aussi facile, mais il a quand même décroché quelques Awards comme ils disent là-bas. Je ne saurais pas vous dire combien, mais il doit bien quand même en compter une petite dizaine.
— Il vous donne des nouvelles ?
— Hélas ! Fit-elle sur un ton qui montrait toute sa déception. On ne compte plus pour lui. Au début il nous envoyait des vœux au Nouvel An, mais vous savez ce que c’est… loin des yeux, loin du cœur…
— Mais vous, Simone, vous suivez ses exploits ? N’est-ce pas ? Vous étiez sa secrétaire ?
— Oui. J’ai travaillé… elle réfléchit… sept ans pour monsieur Destouches.
— Et en dehors de sa collection de récompenses, lui connaissiez-vous d’autres lubies du genre ?
— Oh non ! Ses artistes c’est toute sa vie ! Il ne vit que pour eux et par eux ! C’est un vrai passionné !
— Et les femmes ? Lui demandai-je avec un petit air conspirateur.
Elle me toisa du regard avec toute la réprobation qu’elle put.
— Je sais qu’il a eu une aventure avec notre ancienne directrice juridique, mais il a toujours été un homme très correct. Ce n’était pas un coureur de jupons. Je peux vous l’assurer !
Je remerciai Simone pour ces informations et elle me raccompagna jusqu’à la porte. Elle sembla tellement contente que je n’aie pas mis les bureaux sens dessus dessous qu’elle m’invita même à l’appeler si d’autres questions me venaient à l’esprit.
De retour à la maison, je pianotai encore pour rechercher sur Internet le nombre des récompenses que la maison de disque de Destouches avait enregistrés depuis qu’il en avait pris les rênes aux États-Unis. Le décompte ne fut pas facile à établir. Les données du site ne recoupaient pas celles qu’on pouvait trouver sur d’autres sites de référence. Et il était impossible de déterminer lesquelles devait être attribuées à Destouches en particulier ou a un autre de ses producteurs. Or il semblait évident que pour Destouches, seules les récompenses obtenues par ses propres poulains comptaient. Aux dernières nouvelles, il poussait un certain Jab Romon qui postulait pour les Grammy Awards. Ce même jour, Jab Romon donnait un concert à Las Vegas. Je me souvins de sa fille Virginie. Je me dis qu’il devait lui parler de ses succès et qu’elle pourrait peut-être à la faveur d’une petite conversation me confirmer ce nombre. J’ouvrais un compte sous pseudonyme dans la messagerie instantanée du réseau social sur lequel je l’avais trouvée en enquêtant sur sa mère. Je me donnai un nom à consonance anglo-saxonne et je tentai d’établir la communication vers 23:00.
— Hello ma chérie. C’est Papa ! Je t’écris du compte de Jack qui me prête le sien, car j’ai bêtement verrouillé le mien en faisant trois fois une erreur de mot de passe. Comment vas-tu ?
J’attendis un bon moment à regarder la petite icône qui indique l’état du compte du correspondant. Je vis que mon message avait été immédiatement distribué mais pas lu. Les secondes s’égrainèrent interminablement sans activité et j’allais me lever pour aller me coucher lorsque l’icône se transforma en trois points clignotant indiquant que Virginie était en train d’interagir avec mon message. Un bip résonna et je pus lire :
— Coucou Papa. Toujours aussi étourdi à ce que je vois !
Je me retins de répondre immédiatement. J’étais partagé entre le fait d’obtenir ce que je voulais et celui de tromper cette gamine qui croyait vraiment échanger avec son père qu’elle ne voyait sûrement pas assez. Je repensai à l’enjeu de ce que je faisais et me décidai à aller au plus vite.
— Oui… je ne comprends rien à ces machins… et je n’ai pas le temps de m’occuper de cela. Je suis à Las Vegas pour un concert de Jab Romon notre dernier poulain ! Ça va cartonner !
— Waouh ! Las Vegas ! C’est génial ! Tu m’y emmèneras un jour !
— Oui ma chérie ! Je te le promets. Jab a été nominé pour un Award qui sera délivré dans quinze jours à Los Angeles. Ce concert est super important pour nous…
— C’est sûr.
— J’ai intérêt à ramener celui-là à la maison sinon ma réputation risque d’en prendre un coup. Ces amerloques ne rigolent pas avec ça ! ;)
— T’inquiète… Je suis sûre que cela va marcher. Jab est super connu ici aussi. On n’entend que lui à la radio et sur les plateformes.
Je cherchai un moyen de savoir si elle pouvait me dire combien d’Awards Destouches avait pu obtenir depuis qu’il était aux États-Unis.
— Je pense qu’ils me font un peu la gueule ici… Je me suis laissé dire que les dix Awards qu’ils me reconnaissent étaient très en dessous de leurs attentes. Mais ces types sont des dingues. Le marché est super difficile et les artistes signent des contrats de malades… c’est impossible de les retenir…
— Ils sont vraiment injustes. Tu ne m’avais pas dit que t’en avais récolté douze ?
— Dix ou douze c’est pareil. Je crois qu’ils auraient voulu en avoir vingt ou trente ! Mais, ça ! Ce ne sera pas possible…
— Allez Papa ! Ne te laisse pas abattre ! Tu vas les niquer ces bâtards ! Moi je crois en toi !
— Merci ma chérie. Et tes études ? Ça se passe comment ?
Nous échangeâmes encore quelques messages. Virginie allait bien. Elle était heureuse dans ses études qui lui plaisaient bien et elle envisageait de faire une année de césure l’année prochaine. Elle tenterait de trouver un stage aux États-Unis pour se rapprocher de son père. Je prétextai le début du concert pour la quitter.
Tout ce qui importait pour moi à l’instant était que je savais désormais que Destouches avait collectionné 77 récompenses qu’il s’attribuait à lui-même.
Au moment où je notais ce nombre sur un post-it pour le coller à côté des deux autres, je ne me rendais pas encore compte de l’énormité de cette information. Mon regard s’arrêta sur le portrait de Hautecour.
— Alors mon vieux, lui dis-je. Si tu avais eu celui-ci, aurais-tu pu trouver la règle qui permit à notre criminel de cadencer ses crimes ? Connaissais-tu seulement les deux autres ? Et comment as-tu eu cette certitude qu’il agissait selon une règle mathématique ?
Viktor viendrait me donner un bout de la réponse six jours plus tard…